Extrait Chapitre II Débarquement à Marseille

   Entre les îles qui annoncent la rade prochaine, l’Amalthée vogue à vitesse réduite, la côte à notre droite finement se découpe, les vagues provenant de l’étrave du bateau meurent contre les rochers bruns, couverts d’algues. Les bruits lointains de la ville sont gommés par la distance qui nous en sépare encore. L’atmosphère calme et tranquille repose comme une chape sur les bâtiments aux toits rouges et roses des quartiers enserrant la rade marseillaise.

    Notre navire de commerce n’est pas attendu de « pied ferme » comme le Kairouan. Seuls le commanditaire – M. Serres – et l’officier qui dirige l’Amalthée sont informés de la présence des passagers qui voyagent dans les cabines : trois familles tout au plus y compris Antoinette et ses trois garçons.

   Le Kairouan, surnommé le « paquebot d’une nuit » grâce à sa grande vitesse qui lui permet de rallier Alger à Marseille en moins de 18 heures, a accosté depuis quelques instants. Alors que nous avons débarqué dans le calme, presque incognito, il n’en est pas de même pour les passagers du grand bateau à la coque toute blanche, élégante, navire de croisière transformé depuis quelques mois en bateau de l’exode ! Dès le début mai 1962, le Kairouan effectue trois voyages par semaine sur Alger ou Oran.

   Les départs de Marseille se font à vide après avoir embarqué le combustible, les vivres et ce pour gagner du temps. Dans les ultimes voyages, la capacité réglementaire de mille trois cent soixante-dix passagers est largement dépassée pour atteindre quelquefois deux mille deux cents voyageurs sur certains passages!

   En sus des adultes, des enfants et des animaux, il faut caser les valises, les colis, les cartons, les ballots de toile, les caisses en bois, les cadres contenant des meubles ou des voitures, pour les plus chanceux ! Il est impératif d’accéder au navire coûte que coûte et partir ! Pour sauver d’abord sa vie et puis tout ce que l’on peut !

   Tous ces exilés, entassés dans les entreponts, dans les coursives, dans tous les coins et recoins du bateau, constatent avec effarement l’accueil dont ils font l’objet de la part des comités formés par le Parti Communiste, la CGT – son bras armé -,  le Parti Socialiste et l’intelligentsia de gauche. Pourtant c’est bien le petit peuple qui débarque, et non les gros propriétaires terriens qui, d’ailleurs, avaient reçu pour la plupart, gratuitement, les terres qu’ils devaient cultiver et mettre en valeur, pour le bien de tous et celui des indigènes. Ces exilés malgré eux voient avec colère les mauvaises manipulations,  volontaires ou pas, des dockers du port qui jettent à l’eau leurs affaires, meubles, cadres et des voitures !   De plus, les banderoles déployées devant le bateau à quai sont très explicites : « Pieds-Noirs, rentrez chez vous  » et « Les Pieds-Noirs à la mer » ! Cette population qui a tout perdu, ses biens mobiliers ou immobiliers, qui a traversé la mer contrainte et forcée, qui a connu des événements tragiques, les attentats, qui a laissé sur place les cimetières où sont enterrés ses ancêtres ne comprend pas cet accueil haineux.

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