Extrait Chapitre IV Le port de Mostaganem

     La très longue jetée du port avait été construite quelques années avant que notre famille – papa avait été muté par sa société oranaise – ne s’installât dans le quartier dénommé « La Marine », au premier étage d’une grande maison dite « RICCIO » ­– c’était plutôt un immeuble car il abritait neuf familles en 1960 au numéro 16 de la rue Jean-Bart – le fameux corsaire français.

     Cette nouvelle jetée augmentait la rade de l’ancien port pour pouvoir héberger les nombreux bateaux et navires de toutes sortes qui commerçaient avec les villes espagnoles et françaises de l’autre côté de la Méditerranée : les « pinardiers » transportaient les vins fameux, gorgés de soleil, et les cargos inondaient la France des bons fruits produits sur la terre exceptionnelle de ce département. Et ce, grâce au travail acharné des immigrants qui avaient rendu cultivables des centaines d’hectares sauvages. Tous ces agrumes arrivaient des plantations les plus proches de Mostaganem, directement au port, et remplissaient les ventres des navires affrétés par les transitaires installés sur les quais : notre père contrôlait les arrivages de fruits et d’agrumes, les comptabilisait et signait les bordereaux d’expéditions avant l’embarquement sur les navires, après les avoir « pointés ». Mais ces récépissés d’envoi devaient passer entre les mains des contrôleurs de l’OFALAC (Office Algérien d’Action Économique et Touristique) lesquels, parfois, déclenchaient des vérifications intempestives, qui elles-mêmes aboutissaient au refus de l’embarquement. Ces interdictions provoquaient souvent des discussions de « marchands de tapis » entre le transitaire représenté par le « pointeur », le contrôleur de l’organisme public et le producteur d’agrumes. 

     Mon père, qui avait quitté l’école à l’âge de neuf ans, avait fait beaucoup de progrès sous la houlette de son beau-frère Vincent qui lui avait donné, pendant de longues heures d’apprentissage, les bases pour calculer les monceaux de caisses qui s’entassaient chaque jour sur les quais du port, apportées par les « 5 cylindres Berliet » depuis les exploitations agricoles, dans une noria sans fin. Les dimensions des cagettes de bois blanc et la vérification des stères entreposés sur le sol, n’avaient plus de secret pour lui. En revanche, il fallait veiller au grain et suivre pas à pas le contrôleur qui demandait sans arrêt, pour pouvoir confirmer la bonne qualité des marchandises, d’enlever certaines caisses en périphérie pour aller chercher au cœur des amoncellements, les caissettes susceptibles d’abriter des agrumes pourris ou invendables. Le contrôle terminé, quelques  cageots recevaient une marque de couleur et le bordereau était signé. Puis sans attendre, les caisses d’oranges étaient mises en tas dans de grands filets de corde et treuillées dans les cales des navires comme l’Isée, – l’un des dix orateurs grecs –, l’Énée, – héros de la guerre de Troie –, ou l’Athénée, – place publique d’Athènes –. Pendant ce temps-là, les interlocuteurs qui avaient bien discuté, en plein soleil, se retrouvaient dans les bureaux du transitaire, autour d’une limonade ou d’une bière bien fraîche. La bataille verbale était close pour aujourd’hui, d’autres viendraient plus tard !

      La société de transit dans laquelle Sauveur travaillait se nommait Serres et Pilaire et sa directrice, Mme Desprez. J’en ai gardé un souvenir ému, l’ayant rencontrée à plusieurs reprises quand j’allais sur le port avec mon père. C’était une jeune femme ravissante, toujours bien vêtue coiffée et maquillée. Blonde, cheveux mi-courts, une frange tombant sur le front, les oreilles bien dégagées pour montrer à ses employés et aux autres personnes, ses jolies boucles d’oreilles qui lançaient des éclairs de feu. Son sourire joyeux portait lui aussi  la marque d’une bonne naissance. Ses tailleurs de grande facture détonnaient sur ces quais où, la plupart des dockers arabes et européens étant mal habillés, l’habit faisant la fonction. À ses poignets, des bracelets ciselés et une montre en or finissaient de la parer, sûre d’elle et de son statut de dirigeante. Mais ce qui la définissait encore plus comme faisant partie de la bourgeoisie mostaganémoise était son automobile, qu’elle garait ostensiblement devant les bureaux de la société. Quand elle descendait de sa SIMCA Chambord, la plupart des personnes présentes ne savaient plus qui ou quoi regarder ! La belle dame ou la voiture ? Le beau tailleur ou la carrosserie bicolore habillée d’imposants pare-chocs chromés scintillants  sous le soleil et énormes comme les bras musculeux des portefaix du port ? La jolie blonde menue ou l’auto de style américain ? Les flancs blancs des pneus ajoutaient la touche finale de l’élégance au couple qu’elle formait avec son palace roulant. Un reporter-photographe de Paris-Match – qui n’avait pas encore inventé son fameux slogan : Le poids des mots, le choc des photos –, présent à cet instant précis, aurait pu voler un cliché de cette femme émancipée vivant dans ce département français, prouvant par sa présence que les femmes peuvent accéder quand elles le veulent, aux plus hautes marches de la société. Tous ces détails nous étaient racontés par mon père car il la côtoyait tous les jours de la semaine. Mais se rendant compte que tout ce qu’il disait mettait mal à l’aise ma mère – était-elle jalouse ? – il mit fin aux histoires sur sa directrice pour ne parler que de ses problèmes de travail sur le port avec les contrôles pointilleux des caisses d’agrumes et de fruits partant vers les rivages des pays européens…

    

    

     

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