Chapitre 1 – La fuite forcée de Alméria

La fuite forcée de Alméria   Ils descendaient péniblement un chemin muletier, à flanc de falaise, entre les cistes rabougris par l’hiver commençant, les genévriers piquants et les oliviers épars dans cette végétation méditerranéenne. Quelques mufliers aux fleurs roses piquetaient l’écrin que formait la garrigue sauvage et exubérante de la côte maritime, embaumée par le parfum entêtant des jasmins sauvages. Juan ouvrait le passage, un peu gauche avec sa jambe qui lui faisait mal, tenant par la main sa fille Carmen, pendant que sa femme portait sur son dos à la mode andalouse, dans un grand châle serré sur sa poitrine, le dernier né de la fratrie. Marie et Jean les plus âgés se débrouillaient tout seuls et en silence. La douleur dans sa jambe se réveillait après des mois d’accalmie, nourrie sournoisement par les douleurs morales qu’engendrait le départ forcé du village natal. Sa fierté d’Andalou le taraudait sans cesse et il se demandait s’il avait fait le bon choix. Son entêtement lui commandait de persister dans sa décision, un peu à la manière du héros de Cervantès, dont on lui avait raconté les exploits, car il ne savait pas lire. Mais lui n’était pas fou ! Un peu anarchiste oui ! Contre les caciques, contre l’état, contre les curés ! Enfin contre tout ce qui était organisé ! Son sang arabo-andalou bouillait dans ses veines ! Mais il devait se contenir, la survie de sa famille en dépendait. Ses questions sans réponse pour l’heure tournaient dans sa tête comme un manège sans forain, autour du futur pays d’accueil. Les nouvelles qu’il en avait étaient-elles vraies ? N’allait-il pas retrouver plus de misère ? Trouverait-il rapidement un travail ? Il n’avait pas entamé ce long voyage depuis son village vers Alméria et au-delà de la mer et encore plus loin pour abandonner son projet ! Les maigres ballots et les affaires qu’ils emportaient pesaient de plus en plus à cause de la fatigue et leurs membres n’étaient plus que douleurs, mais la liberté était à ce prix. Pour l’instant il devait s’occuper à faire descendre ce sentier dangereux à toute la famille : les figuiers de barbarie, les agaves et les épines leur barraient le sentier quelquefois. La pente s’étant radoucie, sa femme et ses trois enfants le suivaient doucement maintenant, lui faisant confiance : il ne devait pas les décevoir. La mer noire et obscure qu’il pressentait devant lui un peu en contrebas, les cris stridents des oiseaux marins, l’odeur épicée des embruns, lui donnaient le courage ultime de poursuivre vers le point de rendez-vous. Les lueurs tremblantes des lanternes de la barque se dessinaient, brisées, sur les vagues ténébreuses qui venaient mourir au pied de la plage. Les derniers rayons du soleil couchant miroitaient encore, ici et là, comme de la poudre de lumière jetée à la volée par un paysan titanesque. Trois silhouettes, faiblement éclairées par la lueur tamisée qui tombait de la voûte étoilée, s’affairaient autour de l’embarcation et l’une d’elles les appela en faisant de grands signes. Ils étaient presque arrivés à l’embarcation. Le patron de la balancelle, rencontré quelques semaines auparavant dans le port de Alméria, lui avait donné les consignes à suivre. Le point de rendez-vous devait se faire dans une petite crique assez éloignée du port pour éviter les contrôles éventuels de la « Guardia civile », leur départ devant rester méconnu des autorités locales. Le transbordement sur la balancelle ancrée à quelques milles de la côte se ferait en barque à la tombée de la nuit. Mais il garderait pour lui le prix exorbitant qu’il avait dû payer au « passeur » pour ce voyage. Il jura en silence que cela serait son seul secret envers Juana ! Les enfants s’élancèrent vers les marins, les parents à la suite. Les trois hommes aidèrent les enfants, premiers arrivés et les firent prendre place dans la barque. Juan et sa femme chargèrent les quelques ballots qu’ils emportaient de l’autre côté de la mer, maigres affaires pour reconstruire toute une vie… Main dans la main, comme deux adolescents, ils se retournèrent vers la falaise qu’il venait de descendre et Juana laissa perler quelques larmes sur ses joues creusées par les derniers efforts qu’elle venait de fournir. Ils se regardèrent, émus, et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre pour se donner du courage. Mais il restait encore le voyage au bout de la nuit en balancelle… Ils se serrèrent les uns contre les autres, assis sur les planches de bois ou accroupis sur les filets de pêche qui traînaient au fond de l’embarcation, Juana portant Gumersindo, le nouveau-né dans ses bras. Les marins se mirent à souquer fort pour arracher la chaloupe au rivage battu par les vagues écumantes. Bientôt les dernières traces de leur passage sur cette terre andalouse tant aimée seraient effacées comme leurs empreintes sur le sable par les vagues… Juana et Juan ne se doutaient pas à cet instant de leur odyssée que leur descendance serait nombreuse, très nombreuse, et que leur dernier-né, Gumersindo, leur donnerait neuf petits-enfants, en épousant de l’autre côté de la mer, une Espagnole de Portman, fille d’immigrés, un petit bout de femme, Maria de Los Dolorés Gimenez.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *