L’Amalthée vient d’accoster dans le port de Marseille, quai de la Joliette. En cette fin juin, le ciel est lourd, comme s’il pleurait sur ce qu’il découvre dans la rade. Antoinette, ses enfants et quelques passagers débarquent presque tranquillement du bateau qui vient de faire la traversée depuis Alger.
Le long d’un autre quai de débarquement le Kairouan, tout blanc, arrivé quelques instants avant nous, déverse des centaines de passagers dans le brouhaha et la cohue, dans les gémissements des personnes âgées, les pleurs des enfants, les aboiements des chiens, les miaulements des chats et les chants des oiseaux emprisonnés dans leurs cages, des appels déchirants pour retrouver les siens.
Antoinette et ses enfants suivent sans se poser de questions, se tenant par la main, la foule qui se dirige vers la gare maritime. Pour cette famille rien ne se passera comme pour la foule anonyme, désespérée, perdue, défaite : après quelques instants d’attente, un chauffeur de taxi mandaté par la société Serres et Pilaire se fait reconnaître et les entraîne à part. Cet homme ressemble un peu à mon père, grand, cheveux courts, les yeux de couleur claire – bleu, vert ? – bien habillé, élégant.
Ma mère décide de lui faire confiance.
Les documents officiels d’arrivée sur le sol national étant renseignés et signés, nous voilà dans une voiture particulière qui doit nous amener dans notre lieu de « vacances » dans un Mas du côté de Nîmes, dans le village de Caissargues. Alors que la plupart des « rapatriés » s’échouent sur la terre de France, dans un port hostile, sans connaissance et sans lieu d’accueil pour passer la première nuit, la famille Carrulla confortablement installée dans une voiture avec chauffeur roule vers sa nouvelle destinée, les maigres bagages n’ayant pas comblé le coffre arrière du véhicule. Antoinette mesure à ce moment-là, l’énorme chance que représente à ce moment-là ce voyage totalement pris en charge par le patron de son mari ! Elle lui adresse, timidement, un grand remerciement muet qui vient du fond de son cœur meurtri, en attendant le moment opportun pour le faire de vive voix !
Cependant, les paysages différents de ceux du pays qu’ils ont laissé de l’autre côté de la Méditerranée, se confondent dans la perspective du ciel et de la terre qui se noue au bout de la route, dans le bruit du moteur, dans le silence des passagers d’un jour. Les enfants que nous sommes, turbulents il y a quelques jours encore, ne disent mot, préférant garder pour eux les sentiments qu’un tel voyage produit sur des esprits curieux.
Avant d’arriver au lieu d’hébergement, rénové pour la circonstance, la voiture traverse sur des chemins de terre les vergers de la propriété s’étendant sur des étendues inimaginables à nos yeux d’enfants : des pommes, des clémentines, des oranges, des olives dont les arbres se marient bien avec les couleurs du ciel délavées par le couchant du soleil. Cette propriété ressemble étrangement avec tous ses arbres fruitiers aux plantations de notre pays..
Après avoir pris nos quartiers, notre mère défait les trois valises emportées lors de notre départ précipité de Mostaganem. Il n’y a pas de quoi remplir une armoire complètement ! Le strict nécessaire en somme.
Le régisseur de la propriété, en l’absence de Mr Serres nous guide dans la propriété, nous faisant découvrir les hangars dans lesquels sont garés les tracteurs, les remorques et tous les outils et engins nécessaires aux cultures et au ramassage des fruits et des olives. Puis il nous donne les horaires des repas qui doivent être pris en commun dans une salle aménagée en cantine car d’autres familles que nous ne connaissons pas encore sont également hébergées au Mas. Ce grand coin de paradis, à mille kilomètres de l’enfer de la guerre, nous changeait du quartier de la Marine à Mostaganem et nous étions stupéfaits de découvrir autant de belles choses si loin de chez nous.
Dans l’après midi Mr Serres est venu nous saluer et demander les dernières nouvelles en provenance d’Algérie. Comme promis Antoinette l’a remercié chaleureusement pour son aide au-delà de toute espérance.
Il ne nous reste plus qu’à attendre patiemment le retour de notre père de la terre natale. Nous l’attendons sain et sauf !