Chapitre 2 – Pourquoi partir comme des voleurs?

La côte algérienne comme un mirage s’est évanouie dans la pénombre qui tombe sur la mer. Il n’y a que les bruits des vagues frappant l’étrave du navire et le chuintement du sillage de la poupe qui se défait dans l’écume aux reflets brillants qui bouillonne. Un soir paisible, calme – annonciateur de tempêtes à venir ?- si ce n’est le trouble dans les esprits des déracinés involontaires, les questions sur l’avenir et la peur de l’inconnu.

Antoinette s’active à coucher les enfants que nous sommes, bien que nous ayons une folle envie de vivre un bout de cette nuit sous le ciel étoilé pour apercevoir qui sait, une baleine, un monstre marin, une étoile filante… Peut-être que l’astre flamboyant pourra nous indiquer notre destinée, notre avenir si nous faisons un vœu à son passage ! Mais avant que le sommeil ne les surprenne, les questions fusent !

William :  –    Pourquoi papa n’est pas avec nous sur le bateau ?

Guy :  –    Pourquoi on part ?

Patrick le plus jeune :   –   Maman tu crois qu’au bout de la mer y’a quelque chose? 

Antoinette, émue aux larmes, comprend les questions posées mais elle ne veut pas entrer dans le jeu des pourquoi ? À répétition.

    –    Dormez maintenant !

Dès que le sommeil est là, palpable aux respirations apaisées, Antoinette, pour se dégourdir les jambes, décide de sortir de la cabine en catimini, éprouvant le besoin de respirer l’air marin et de contempler le ciel. Le firmament est sombre, la mer de plus en plus profonde, de sorte que la frontière entre l’eau et le ciel n’est plus perceptible mais seulement deviné. Orphelines, quelques lumières brisées provenant des cabines semblent flotter ici et là sur les crêtes des vagues.

Comme les souvenirs que l’on laisse derrière soi !

Blottie dans un coin de la coursive extérieure, assise à même le sol, les jambes repliées, le dos un peu courbé et les cheveux noirs mi-longs faseyant dans le vent du large, Antoinette réfléchit, la tête dans les étoiles. Les questions de ses enfants lui reviennent en mémoire et la percutent douloureusement.

Pour elle, en ce moment-là, éperdue sur la mer, dans la demie obscurité, deux questions la taraudent :

    –    Que vais-je faire maintenant, seule avec mes trois garçons turbulents ?

   –    Pourquoi partir comme des voleurs ?

Les voleurs attendent les ténèbres pour agir et surtout ils se rendent coupables d’un acte répréhensible. Son départ avait eu lieu en plein jour à la vue de tous, bien sûr sans gaîté de cœur, avec réticence aussi mais elle n’avait rien fait de mal ! Mais les questions appellent d’autres questions, à la manière des enfants :

   –    Elle n’avait rien fait de mal, à personne, jamais !

   –   Était-elle coupable ? De quoi ?

L’aîné des enfants d’Amida, l’ami arabe de son mari, venait coucher à la maison, quelquefois. Les enfants s’entendaient bien, pour eux aucune diversité, aucune différence. Seulement la joie de se retrouver pour s’amuser. Tous ces enfants arabes subiraient également le traumatisme de la déchirure. Pourquoi nos amis, nos copains sont partis sans dire au revoir ? Que répondraient leurs parents ?

Toutes les familles qu’elles soient, juives, arabes, espagnoles ou italiennes se respectaient malgré les différences et la cohabitation se déroulait parfaitement. Bien sûr il y avait des « mauvais coucheurs » mais les communautés les laisser se débrouiller entre eux.

Sa vie, elle l’avait acceptée comme un cadeau venant du ciel, elle était devenue au fil des ans sa seconde nature qu’elle aimait par-dessus tout. Mais aujourd’hui dans l’ombre de cette coursive du navire, sur la mer étale, elle se demandait quelle tournure allait prendre sa vie et celle de ses proches.

Elle revit comme dans un rêve éveillé son enfance de petite fille pauvre dans une grande famille, les disputes d’enfants avec ses frères et ses sœurs, l’amour de ses parents, le grave accident qui avait valu la perte d’une jambe à son père devenu à cette occasion un handicapé, après l’amputation du membre sclérosé.

– Que fera-t-elle arrivée sur place ?

– Et Sauveur resté là-bas, pour défendre quoi ?

Quel pays sortirait de cette situation effroyable qui avait vu l’effacement de toutes ces années vécues sur cette terre qui l’avait vue naître ? Ses ancêtres avaient bien immigré venant de la lointaine Andalousie mais involontairement, poussés par la misère. C’était bien différent aujourd’hui. Les pieds noirs étaient poussés hors du pays car aucune solution politique n’avait été trouvée et les communautés s’affrontaient dans la terreur et le sang des innocents. Le fossé s’agrandissait de jour en jour et les uns et les autres, soutenus soit par le FLN soit par l’OAS, perpétraient chacun à leurs tours des attentats suivis de représailles. Tout le monde se méfiait de chacun, la confiance mutuelle s’étant évaporée au fur et à mesure que la haine gagnait les esprits et les cœurs : la terreur régnait en maîtresse avide de sang !

Antoinette, le cœur pleurant, se rangeait finalement à cette situation que constituait le départ de cette terre qui ne les voulait plus !

Pendant plus d’un siècle, les premiers arrivants qui avaient connu toutes les vicissitudes des défricheurs d’une terre inculte et sauvage à bien des égards, avaient à la force du poignet bâti un pays moderne, aidé en cela par la métropole – dans les années 1960 les trains étaient équipés de motrices diesel alors qu’en France elles étaient propulsées au charbon !- qui injectait les fonds nécessaires à l’émergence d’un pays neuf et généreux.

Généreux par la fertilité de ses terres cultivées apte à la production d’agrumes et de toutes sortes de légumes. Généreux par le brassage de ces populations venues de tous les horizons de l’Europe -la diversité devenue notre leitmotiv en ce vingt et unième siècle existait bel et bien sans aucun slogan !- qui coexistaient sans se poser de questions, sur la couleur de la peau, la religion ou l’origine sociale. Généreux par ses paysages toujours différents, par ses côtes maritimes, ses vergers à perte de vue, par son climat et son soleil !

Antoinette parcourue de frissons de fatigue, exténuée par cette journée et moitié de nuit, se leva et rejoignit sa cabine. Attentive, aimante, elle écouta pendant quelques minutes les respirations tranquilles de ses garçons et rassérénée se mit au lit sans avoir d’abord déposé sur les fronts des trois garçons un petit baiser affectueux.

Demain serait un autre jour. Et les jours suivants aussi !

Traversée Alger/Marseille 

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