Chapitre 3 – Les appelés 14/18

À l’hôpital de Tricot, Raphaël Costa, est pris en charge par les infirmiers militaires de la 9esection qui font un garrot à sa jambe, un bandage tout autour de sa poitrine qui a été déchirée sur une dizaine de centimètres. Ses blessures sont profondes et hémorragiques et les médecins sont pessimistes.    Cependant c’est l’affolement dans les couloirs où s’entassent pêle-mêle les civières et les corps des blessés plus légers. Certains sont assis sur des chaises, d’autres debout appuyés contre les portes, d’autres encore assis à même le sol, le dos contre les murs, la tête dans les mains. Les portes claquent, les cris fusent, les plaintes se font plus pressantes. Les docteurs, les chirurgiens, les infirmières et tout le personnel médical, est surchargé, harassé, fatigué, mais cependant charitable. Une odeur écoeurante d’éther, de formol, d’urine et de sang envahit tous les recoins de l’établissement et cela fait des jours et des jours que cela dure !

   Le ciel et la terre se confondent par-delà les troncs déchiquetés et les arbres déracinés qui jonchent le sol. Le sol est défoncé, miné, creusé des trous des explosions. Seuls les éclairs des armes et des batteries d’artillerie éclairent furtivement les ombres des soldats tués pendant l’attaque nocturne, et qui restent, là, comme les témoins de l’effroyable bataille qu’ils viennent de perdre avec leur vie en tribut. Mais la pénombre est propice pour sortir des trous à rats que constituent les tranchées creusées à la sueur des  fronts et par les bras des hommes. Les soldats harassés, exténués, ne tenant plus debout, sont quand même volontaires pour tenter de reconquérir quelques mètres de terrain dans le no man’s land. Avant de s’élancer pour la énième fois, le 2eclasse, Raphaël Costa, pense encore à ce jour funeste du 3 août 1914. Jour enfoui dans sa mémoire.

    Ce jour-là, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Enfant d’immigré italien, né à Mers- El-Kébir en 1884, il a fait l’objet de la fiche matricule n°714 en 1904, pour ses vingt ans. Raphaël est incorporé dans les équipages de la flotte française en tant qu’Inscrit Maritime. Son père, Évangelista, est arrivé en Algérie en 1870, en provenance de l’île de Procida, au large de Naples, en Italie. Le dix-neuf février 1915, Raphaël qui vient d’être muté au 52eRégiment d’infanterie Coloniale, part avec ses compagnons, comme lui, originaires d’Algérie, depuis Toulon, pour  défendre les couleurs du drapeau français contre l’envahisseur allemand. Mais il se sent profondément napolitain bien que viscéralement attaché à la terre d’Algérie.

    Malgré la boue gluante attachée à ses souliers et à ses brodequins, il réussit à se hisser tant bien que mal et se jette à plat ventre. Il est trempé jusqu’aux os : sa capote ne le protège plus, son pantalon et sa veste dégoulinent d’une eau sale et nauséabonde. Sa bretelle de mousqueton lui cisaille l’épaule mais il doit surtout penser à ne pas prendre une balle des tireurs d’élite, planqués quelque part dans cette obscurité à couper au couteau. Tout est noir, tout est ténèbres : y a-t-il encore sur cette terre des hommes qui vivent hors de cet enfer? Mais il faut se montrer à la hauteur des ordres reçus, et ceux-ci sont clairs : « reprendre le terrain perdu dans la journée pour ne pas se faire déborder à l’aube ». Il se laisse tomber encore une fois dans le fond de la tranchée dans laquelle les caillebotis sont souillés et dégoulinant de sang et d’excréments: quelques corps de soldats sont entassés pêle-mêle un peu plus loin. On se précipite pour constater qu’il n’y a plus rien à faire pour eux. Il faudra les rapatrier vers l’arrière dans les hôpitaux de campagne.

    Une pensée lui traverse l’esprit : il n’aura rien vu de ce pays qu’il est venu défendre par patriotisme ! Que des morceaux de paysages, des coins de ciel bleu ou nuageux entrevus derrière les bâches des camions ou derrière les vitres des wagons de voyageurs qui l’ont amené jusque dans cette terre boueuse ! Il n’a pas de haine, ni de colère contre les Allemands. D’ailleurs il n’en connaît pas ! « Peut être que si les hommes se connaissaient inti-mement, ils ne feraient pas de guerre ! Ce ne sont que les groupes informes et sans conscience qui sont capables de se jeter corps et âme dans cette boucherie! » Il est Français et cela seul compte pour lui ! Mais que de noirceurs, de larmes, de douleurs, d’ordres gutturaux et ces morts, tous ces morts qui hantent ce peu d’heures de sommeil arrachées parfois à la journée, entre deux attaques de l’ennemi. Bien sûr, dans cet enfer sur terre, les parties de cartes, les jeux de hasards, les lessives, les blagues des compagnons d’arme, les instants de calme relatif passés à écrire les nouvelles du front pour les proches, et même le nettoyage des latrines, sont des petits moments de paradis !

    Pour se soustraire à l’instant présent, – oh un court instant ! – de ces tranchées, loin de son pays d’adoption, arraché à sa famille et à sa femme, Alvira, il essaie tant bien que mal, de se caler dans un renfoncement d’une paroi pour pouvoir remonter le cours de sa vie. À ce moment précis, il sent au fond de lui, bien qu’il lutte tous les jours et toutes les nuits contre cette idée, que sa vie peut basculer d’u moment à l’autre, vers le néant de la mort. Peut-être que demain ou tout à l’heure, viendra son tour. Mais il attend la « grande faucheuse » avec stoïcisme. Il aimerait aussi avec panache et bravoure ! En tant que chrétien, il se remettra avec confiance dans les bras du Père, et il profite des rares moments d’accalmie pour faire monter vers les cieux ses prières personnelles, sans oublier de penser à ses proches.

    Son père, qui tenait une petite auberge dans une ruelle en pente de Mers-El-Kébir demanda un jour, à l’un de ses habitués de prendre comme aide marin, Raphaël. Celui-ci, embauché quelques semaines plus tard sur un chalutier, fit ses premiers pas sur la mer, si l’on peut le dire ainsi. Il découvrit avec émerveillement l’immensité de cette grande masse mouvante, parfois bleue, parfois verte et parfois couleur gris acier, étincelant, quand des nuages noirs s’amoncelaient au-delà du petit bateau de pêche. Il aimait aussi les sorties dans la nuit, celles qui lui faisaient peur mais qui l’apaisaient, dans le grand silence de l’univers, secoué à peine, par le bruissement des vagues et celui du vent dans la voile. Et toutes ces lumières semblant danser sur les eaux ou dans le ciel, et qui s’allumaient au gré de la pêche pour attirer les poissons avec ces leurres lumineux. Toutes ces belles années s’étaient poursuivies par son enrôlement dans la marine nationale comme marin au service du port. « Toujours tu aimeras la mer » se disait-il. Puis son mariage avec une jeune femme de son âge, Alvira, une Espagnole immigrée habitant Oran. Tous ces souvenirs, ces images, s’entrechoquaient dans sa tête mais sans lui faire mal, au contraire, un baume bénéfique s’écoulait dans son cœur et lui faisait oublier sa condition actuelle : tapi, dans une tranchée suintante, dans la boue et le froid, dans les ténèbres. 

    La nuit bascula, les étoiles et les planètes changeant de place dans le firmament tournoyant au-dessus de sa tête, à moitié réveillé, à moitié somnolent, toujours sur le qui-vive, l’obscurité étant propice aux incursions adverses. À l’aube, une intense préparation d’artillerie annonce une attaque. Dans la brume du matin diluée dans la fumée des obus, Raphaël constate avec ses compagnons, que l’armée ennemie a décidé de quitter ses abris pour s’élancer vers les tranchées de Tiloloy-Popincourt-Dancourt. Ils vont batailler dur, jusqu’au bout des limites humaines pour sauvegarder ce  petit territoire, conquit de haute lutte quelques jours auparavant. Mais la mitraille est lourde, les obus meurtriers et les hommes tombent lourdement au sol quand ils sont blessés ou tués. Raphaël reçoit par deux fois des blessures, l’une dans le haut d’une jambe et l’autre au côté, toutes les deux à gauche. Il s’entend crier de douleur, appeler à l’aide et puis comme dans un cauchemar il se sent traîner, soulever, jeter sur un brancard et il perd connaissance.

        Le 14 juillet 1916 à onze heures trente du matin, Raphaël meurt des suites de ses blessures de guerre. Son livret de famille est barré d’un « Mort pour la France », transcription faite à Mers-El- Kébir le dix-sept février 1917 (Acte n° 10).

    Comme Raphaël, des milliers de Musulmans et d’Européens (Italien, Espagnol, Maltais, Alsaciens et bien d’autres), enrôlés ou volontaires dans les Zouaves, dans les Chasseurs d’Afrique, dans les unités des Spahis et dans la Légion étrangère mourront au champ d’honneur pour défendre une patrie dont ils n’avaient jamais foulé le sol. Mais dont ils avaient appris les valeurs républicaines sur la terre d’Algérie ou des autres pays du Maghreb. Et ils étaient tous, malgré leurs différences, fiers de défendre le drapeau et le sol de leur patrie.

    L’histoire, oublieuse plus que de raison, devrait s’incliner devant leur abnégation, et leur rendre hommage plus souvent. Le temps efface tout dit-on, mais ces hommes-là ne devraient pour jamais, être oubliés.

    Pour nous qui sommes de ta famille, par ton mariage avec la sœur de notre grand-mère paternelle, sois certain que ton dévouement et ton sacrifice, seront pour toujours dans nos cœurs. 

   Grâce à toi, Raphaël, malgré notre déracinement, nous vivons sur la terre de France que tu as vaillamment défendue !

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