La plage des « Andalous » Le soleil, haut dans l’azur, pas tout à fait au zénith lançait ses doigts de lumière dorée sur les nouveaux arrivants qui venaient de fouler le sol de l’Algérie. Les pieds dans l’eau jusqu’à mi-mollet, Juan regardant le paysage qui l’entourait, sentait irrésistiblement dans son dos, l’appel de son pays, sa terre natale. La Méditerranée, pont liquide entre les deux rives lui parlait encore une fois de son village abandonné. Cette sensation de transporter son pays avec lui, intérieurement, ne le quitterait plus jamais. On peut arracher quelqu’un physiquement de sa terre mais celle-ci ne pourra jamais être arrachée du cœur de l’homme, pour toujours. Ayant rejoint ses enfants et sa femme sur le sable blanc de la petite crique, ils furent entourés comme les Jover et les Costa, leurs compagnons de traversée, par une multitude d’enfants indigènes, en guenilles, pieds nus, sales sur eux. Se regardant les uns les autres, attristés et le cœur serré, ils se demandèrent s’ils avaient fait le bon choix en quittant leur pays, car ce qu’ils voyaient n’était ni engageant, ni rassurant. Mais ils se dirent tout de go, que leurs enfants et eux-mêmes n’étaient pas mieux vêtus que ces enfants dépenaillés et que la misère montrait le même visage hideux sous toutes les latitudes de ce monde incertain. Comme ils l’avaient pratiqué sur le navire, les hommes les femmes et les enfants, se donnèrent la main comme pour faire une ronde et levant les yeux au ciel ou baissant la tête, par signe de respect, ils envoyèrent à la Vierge Marie une prière fervente pour la remercier de sa protection pendant le voyage. Déjà des hommes ou des enfants, en « burnous »– grand manteau en laine avec capuche – délavés ou en « djellabas » – longue robe avec capuchon- rapiécées, s’arrachaient les sacs et les ballots à transporter pour gagner un peu d’argent, ceux des passagers comme ceux des bateaux dans la rade. À chaque déchargement des marchandises des chaloupes le même spectacle et les mêmes cris ! Cette effervescence leur rappelait a contrario la grande atonie du port de Alméria, la pauvreté et les queues de miséreux qui se pressaient devant les quelques manufactures encore en activité pour trouver du travail ! Mais grâce à leur départ, tout allait changer dans leur vie dans ce nouveau pays. La plage pas très éloignée du vieux port d’Oran grouillait de marchands ambulants habillés pauvrement mais apportant de quoi manger et boire : petits pains ronds à l’anis disposés dans des paniers en osier, de l’eau transportée dans des outres en peau de chameau, des figues de barbarie présentées hors de leurs peaux piquantes et indigestes, des grenades colorées juteuses, des jujubes, des dattes bien mûres, des melons d’eau, des figues presque noires et d’autres fruits qu’ils ne connaissaient pas. Ces aliments ne leur étaient pas habituels mais ils s’en contenteraient et cette « manne » tombait à propos pour nos immigrés qui n’avaient pas pu avaler quoi que ce soit sur la balancelle et contents, ils dévoraient avec appétit en riant de bon cœur. Ils en oubliaient sans le vouloir vraiment, le goût chaud et saumâtre de l’eau contenue dans les outres des marchands ambulants. L’arrivée ne pouvait pas mieux commencer et ils avaient le temps de découvrir ce qui les attendait au-delà de la crique qu’ils devraient bientôt quitter pour se rendre au quartier de la Marine, distant de quelques heures à pied. Les adultes mirent sur leurs têtes les bagages les plus lourds, les ustensiles de cuisine, les paillasses en paille et ainsi chargés, après avoir attaché tout leur attirail solidement avec des étoffes, l’une d’elles passant autour de leurs fronts luisants de sueur, ils plièrent sous les charges. Les enfants suivaient avec les baluchons les moins lourds, attachés à des bâtons portés sur l’épaule, des jouets pour certains, les ombres chinoises des parents ressemblant à des « caracolès » – escargots – transportant leur maison sur le dos ! Le soleil presque au point culminant de son ascension déversait un air de fournaise traversé par moments par une petite brise parfumée par les senteurs épicées qui montait de la mer en contrebas. Des nappes de plantations d’alfa à perte de vue, avec de loin en loin des jujubiers, des oliviers argentés et des aloès bigarrés, dessinent comme surgis de la palette d’un peintre attentif, le nouveau paysage qui s’offre à leurs regards interdits. Bordant les chemins pierreux qu’ils doivent emprunter pour se rendre à leur point de rendez-vous, dans la ville de tous leurs désirs, les jasmins, les lauriers roses et les citronniers les accompagnent de leurs parfums capiteux. Ils ont acheté aux colporteurs autochtones un peu de nourriture et de l’eau transportée dans des récipients en terre cuite. Ils espèrent arriver avant la nuit car ils sont livrés à eux-mêmes, sans guide, avec simplement quelques indications récoltées ici où là en baragouinant quelques mots d’arabe, d’espagnol et quelquefois de français. L’accueil des indigènes sur la petite plage n’a pas été cordial, ni empreint d’empathie. Par contre les colons, recherchant désespérément de la main-d’œuvre corvéable à souhait pour mettre en valeur toutes les terres non cultivées de ce nouvel Eldorado, se montraient sympathiques et avenants. Le chemin à prendre d’abord pour sortir de la crique et puis celui pour rejoindre le quartier de la Marine n’étaient pas indiqués mais un enfant qui leur avait vendu quelques victuailles les leur montra avec force signes et ses paroles peut être mal comprises, s’envolèrent dans les airs parfumés et ils le laissèrent derrière eux.